Entretien de World Geostrategic Insights avec Thomas Wuchte sur les résultats du sommet de Camp David entre la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis, le « dialogue » en cours entre la Corée du Sud, le Japon et la Chine, et les perspectives d’établissement d’une structure de sécurité multilatérale en Asie du Nord-Est.

    Thomas Wuchte

    Thomas Wuchte est le fondateur de la Multilateral Collaboration and Cooperation Leadership (GCMCC), basée à Washington DC-Baltimore et à Bangkok. Il a été directeur exécutif de l’Institut international pour la justice et l’État de droit, à La Valette (Malte), directeur général de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), conseiller principal au département d’État des États-Unis et fonctionnaire au département de la défense des États-Unis.

    Q1 – Le 18 août 2023, la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis ont posé un « nouveau jalon » dans leur coopération lors d’un sommet historique à Camp David, dans le Maryland. Le président américain Joseph Biden a convoqué ce sommet avec le premier ministre japonais Fumio Kishida et le président sud-coréen Yoon Suk Yeol afin de consolider un programme de sécurité commun aux trois pays pour dissuader la Chine et la Corée du Nord. Le sommet a débouché sur une déclaration commune surnommée « l’esprit de Camp David », ainsi que sur des principes trilatéraux distincts et un engagement commun à se consulter sur les menaces à la sécurité. Que pensez-vous des résultats de ce sommet ? L’objectif était-il de former une « mini-OTAN » ? D’une manière générale, que signifient ce sommet et les engagements qui en découlent pour la sécurité dans la région de l’Asie du Nord-Est?

    Thomas  – Le sommet est un résultat logique après des années de progrès limités, voire inexistants, dans le cadre de la formule des pourparlers à six. Sans une certaine connaissance directe des attentes à long terme et du financement, la formation d’une « mini-OTAN » serait presque impossible en tant qu’approche basée sur les ressources. Et ce n’est pas une approche nécessaire comme première étape pour améliorer les défis de longue date. Lorsque j’ai souvent discuté de cette question au niveau politique au début et au milieu des années 2000 et que les pourparlers à six se sont engagés périodiquement, une structure régionale plus développée sur le modèle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a été examinée et débattue de manière exhaustive, mais la volonté politique de parvenir à un accord n’était pas au rendez-vous. Mes réponses à ces questions s’inspirent de cette situation et de celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, à savoir l’application des modèles européens à d’autres régions. Lorsqu’un tel modèle a été proposé de manière tout à fait formelle après l’OSCE, les décideurs politiques partageant les mêmes idées que les États-Unis ont alors considéré le Forum régional de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) comme la meilleure alternative en matière de politique de sécurité et non comme une nouvelle structure. Je constate que le sommet reconnaît qu’un accord de coopération plus ciblé et plus restreint pourrait avoir plus d’impact aujourd’hui et que le forum régional de l’ANASE ne peut pas se contenter d’aborder l’Asie du Nord-Est de manière adéquate. L’environnement sécuritaire actuel prévoit qu’il sera difficile d’institutionnaliser rapidement des mesures de confiance dans la région au-delà des États-Unis, du Japon et de la Corée, bien que l’on puisse inclure Taïwan comme partenaire silencieux dans des domaines tels que la collaboration maritime. De nombreux obstacles et défis entravent la coopération en matière de sécurité, même entre ces trois pays, tout en incluant la Chine en tant que pivot régional adjacent. Ces défis comprennent, sans s’y limiter, les différends maritimes bilatéraux de longue date, les questions historiques et la concurrence entre les alliances de chaque pays. L’impression du public à l’égard des relations de chaque pays est épisodique et parfois défavorable, mais meilleure aujourd’hui qu’au début des années 2000.

    D’emblée, j’espère que ce sommet permettra de se demander pourquoi une structure de coopération multilatérale plus solide, à l’image de l’OSCE, n’a pas été mise en place. À mon avis, il existe d’innombrables permutations sur les raisons pour lesquelles cela ne s’est pas produit. Tout d’abord, il faut une décision collective importante pour créer une structure de confiance ou de coopération. En réalité, il faut d’abord avoir la volonté politique de lancer un tel processus, puis les ressources nécessaires pour faire avancer cette idée au cours des années suivantes. À bien des égards, ce sommet constitue à mes yeux un excellent choix stratégique et mon enthousiasme accompagne la récente volonté politique du Japon, de la Corée du Sud et des États-Unis. Je suis enthousiaste de savoir qu’une forme de collaboration multilatérale a une base. Oui, il y a une crise partout, en Ukraine, en Israël et ailleurs, mais la tâche de renforcer l’engagement constructif entre les pays d’Asie du Nord-Est est particulièrement opportune et importante à long terme. Un autre conflit, en particulier dans l’environnement maritime de l’Asie, constituerait un obstacle presque insurmontable à la croissance mondiale en raison des chaînes d’approvisionnement.

    Nos dirigeants peuvent penser stratégiquement tout en abordant les crises actuelles et doivent le faire. L’Europe a bénéficié d’un processus régularisé pour interagir et il y a déjà une longue histoire derrière les principes de l’Acte final d’Helsinki et l’expérience de l’OSCE. Je reste convaincu que la collaboration multilatérale est la seule solution gagnante à long terme, tout en reconnaissant que l’OSCE doit relever de nombreux défis pour mettre en œuvre ses propres approches en matière de renforcement de la confiance. Les parties concernées sont conscientes de ces modèles et ne sont peut-être tout simplement pas prêtes à faire le degré de sacrifice politique nécessaire pour adhérer à une approche plus collective des questions de sécurité. Nous ne devons pas perdre espoir et le sommet est un nouveau départ.

    Q2 – Le 26 septembre 2023, la Corée du Sud a accueilli de hauts diplomates chinois et japonais pour une rare réunion trilatérale, considérée comme une tentative d’apaiser les inquiétudes de Pékin concernant les liens de sécurité croissants entre Séoul et Tokyo et les États-Unis, et de relancer un sommet trilatéral des dirigeants qui n’existe plus depuis longtemps. Qu’en pensez-vous ? La Corée du Sud et le Japon pourraient-ils parvenir à de bonnes relations avec la Chine en dépit de leur partenariat solide avec les États-Unis?

    Thomas  – L’expérience que j’ai acquise au fil du temps de nos efforts et de nos discussions au sein de l’arène internationale a révélé qu’une question centrale/objection à une « OSCE pour l’Asie du Nord-Est » et au développement de liens de sécurité en commençant par le Japon et la Corée du Sud était qu’elle serait considérée comme un moyen de « limiter la Chine » (pour le lecteur, les partenaires de l’OSCE en Asie sont l’Afghanistan, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud et la Thaïlande). Ces partenaires étaient principalement considérés comme des alliés américains ou étroitement alignés sur les États-Unis. L’Afghanistan a considérablement changé à cet égard, et je reconnais que la Corée du Nord est toujours présente, mais qu’elle est loin de tout partenariat avec l’une des parties au sommet. La Mongolie était un partenaire asiatique que les États participants de l’OSCE ont décidé d’ajouter en tant que 57e membre, géographiquement entre la Russie et la Chine. L’autre question importante est donc « comment dialoguer avec la Chine ». D’une certaine manière, le fait d’aborder le sujet d’une organisation trilatérale dont la Chine est membre rend cette question moins importante, me semble-t-il. La Chine a déjà un siège à une table trilatérale et, par conséquent, discuter de l’OSCE ou d’autres processus/mécanismes dans ce contexte n’a pas besoin d’apparaître et ne doit pas apparaître comme une exclusion. Ils sont déjà présents à un niveau, et je pense que cela est très utile et très prometteur. Je fais ici référence au Secrétariat de coopération trilatérale (TCS) avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Il s’agit simplement d’un point à noter et le Secrétariat organise en grande partie des discussions qui sont neutres en termes de sujet et d’approche. Le SCT comporte de nombreux mécanismes trilatéraux qui visent généralement à renforcer la confiance socio-économique et non la sécurité en tant que telle.

    Au-delà du SDC et du point précédent sur le forum régional de l’ANASE, l’Asie du Nord-Est ne dispose pas d’une structure comparable pour un autre forum régional sur la sécurité ou même d’un accord pour lancer un tel mécanisme alternatif – il faudra un véhicule efficace pour formaliser cet échange intensifié – si le désir de passer d’accords transactionnels à un partenariat plus collectif peut être accepté. Il faudrait partir lentement du sommet. La première étape consiste à démontrer que, à l’instar de l’expérience de l’OSCE et d’autres instances similaires de dialogue et de coopération en matière de sécurité, un secrétariat restreint au départ est directement utile pour relever les défis persistants propres à l’Asie du Nord-Est. Compte tenu du grand nombre de questions urgentes non résolues, il est plus judicieux de se concentrer sur certains éléments des modèles existants pour faire progresser la diplomatie multinationale et/ou multilatérale en Asie du Nord-Est.

    Par exemple, on pourrait commencer par s’intéresser à l’approche de la dimension sécuritaire de l’OSCE, en particulier au dialogue échangé dans le cadre du Forum pour la coopération en matière de sécurité (FCS) ou du Comité de sécurité du Conseil permanent (CP). Dans un monde où les penseurs stratégiques s’attardent sur la « mondialisation » des idées et des questions, ce qui n’a pas réussi à s’imposer, c’est la connexion entre les cadres multilatéraux établis en Europe afin qu’ils puissent être appliqués à une région ayant des problèmes similaires mais des cadres institutionnels moins robustes pour précisément ce dialogue. Les organisations internationales, régionales et sous-régionales jouent un rôle important dans les efforts déployés pour faire face aux menaces mondiales qui pèsent sur la paix et la sécurité, y compris dans le cadre de mon expérience en matière de lutte contre le terrorisme.

    Le phénomène des combattants terroristes étrangers (FTF) n’est pas nouveau, même s’il a pris une importance et une ampleur nouvelles au cours des dix dernières années, et plus récemment depuis que les modèles de l’Asie du Nord-Est ont été examinés de près pour la dernière fois. Les FCE touchent à plusieurs questions liées à la lutte contre le terrorisme que la communauté internationale a cherché à aborder et sur lesquelles elle s’accorde généralement. L’ARF, l’ANASE et l’OSCE ont contribué activement à ces efforts en promouvant le dialogue politique, l’échange d’expériences et le renforcement des capacités. Au cours des dix dernières années, l’OSCE a considérablement élargi sa définition de la sécurité autour de la lutte contre le terrorisme et dans de nombreuses directions, y compris la police de proximité, les frontières, alors que les questions traditionnelles de FSC s’estompaient. L’Asie du Nord-Est pourrait commencer par une coopération progressive de ce type, spécifique à la région, et je suggérerais de mettre davantage l’accent sur les frontières.

    Q3 – L’Asie du Nord-Est est une région caractérisée par un formidable dynamisme économique et une interconnexion socio-économique croissante. Dans le même temps, l’Asie du Nord-Est, qui comprend la Chine, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan et les eaux adjacentes, est sans doute l’une des régions les plus instables et les plus sujettes aux conflits dans le monde. Les incertitudes stratégiques et les tensions géopolitiques, exacerbées par des questions historiques non résolues et une méfiance mutuelle, empêchent une approche commune de la sécurité régionale. Comment voyez-vous l’environnement diplomatique et sécuritaire en Asie du Nord-Est ? Comment combiner l’interdépendance économique régionale et la coopération régionale en matière de politique et de sécurité ? Comment progresse le débat sur la coopération multilatérale dans la région ? Quelles sont les perspectives de mise en place d’une structure multilatérale de sécurité en Asie du Nord-Est?

    Thomas – Au fil des ans, différents pays de la sous-région ont suggéré des propositions visant à établir une structure de sécurité multilatérale coopérative plus robuste, mais aucune d’entre elles n’est encore devenue réalité. L’OSCE, comme mentionné précédemment, peut être particulièrement pertinente pour l’Asie du Nord-Est où les intérêts de certaines des grandes puissances mondiales se croisent. Cette sous-région de l’Asie de l’Est constitue un complexe de sécurité en soi mais, comme nous l’avons vu, elle ne dispose pas d’un forum institutionnel à part entière pour débattre des questions de sécurité. L’intérêt pour la création d’un forum de sécurité semble être lié, au moins potentiellement, aux pourparlers à six il y a plus d’une décennie. Je suis plus optimiste si l’on dépasse la prémisse de la question : l’Asie du Nord-Est n’est pas instable. La Corée du Nord est belliqueuse mais comprend qu’elle ne dispose pas des forces conventionnelles ou asymétriques nécessaires pour menacer réellement la Corée du Sud (à l’exception des armes nucléaires). Et en raison des représailles certaines, il n’est pas logique pour le Nord d’utiliser des armes nucléaires, même s’il est logique de menacer de le faire. À partir de là, des mesures de confiance peuvent être envisagées.

    Les mesures de confiance sont des mesures de sécurité qui ont été développées dans les années 1970 pendant la guerre froide. Elles ont été utilisées pour éviter les conflits militaires dus à des incidents soudains ou à des malentendus sur les intentions de l’autre partie. Elles constituent aujourd’hui un pilier hérité de la politique de sécurité en Europe et ailleurs, qui est certes surmonté par le retrait de divers traités ou accords – prenez par exemple le traité « ciel ouvert » qui incarnait l’esprit de transparence. Des mesures telles que la divulgation d’informations, l’action réglementaire et l’amélioration de la communication sont souvent les premières étapes. En outre, elles peuvent être efficaces même dans les cas où les parties sont hostiles à l’autre et où les personnes concernées souhaitent empêcher l’escalade du conflit. Pour mettre en place des mesures de confiance visant à prévenir les conflits maritimes et aériens dans la région de l’Asie de l’Est, les trois pays doivent commencer par travailler dans un but commun et atténuer les conflits en cours sur les territoires et les eaux contestés, tout en accordant la même importance à la communication et à la coopération à long terme.

    Je reconnais que l’environnement actuel laisse présager un effondrement presque total de nombreuses mesures de confiance européennes dans la pratique. Elles ont permis une grande collaboration lorsque les tensions n’étaient pas aussi vives qu’aujourd’hui avec l’Ukraine et une concurrence multipolaire plus diffuse. Je continue de penser que les mesures de confiance entre les trois pays participant au sommet peuvent être conclues dans les domaines suivants (et peut-être d’autres). Échange de personnel : L’objectif des échanges de personnel est de montrer que, même si leurs objectifs diffèrent, chacun a un contrôle professionnel adéquat de ses actions et prendra des décisions rationnelles tout en évitant les réactions émotionnelles et hostiles. En d’autres termes, cela montre que les deux parties ont la capacité de travailler ensemble à la réalisation de l’intérêt commun. Renforcer les « dialogues de la deuxième voie ». En raison de l’histoire « sensible » et des questions territoriales entre les trois pays, les dialogues au niveau gouvernemental sont parfois assez difficiles à mener. C’est pourquoi une grande importance est accordée aux dialogues « Track II » établis entre les universitaires qui sont censés mener des études coopératives susceptibles d’améliorer la compréhension mutuelle et de fournir des suggestions constructives aux gouvernements.

    Aller de l’avant et au-delà des pourparlers à six a souvent été évoqué comme une vague possibilité résultant d’un succès ou d’une percée encore à venir dans la conclusion diplomatique. Ce sommet met peut-être de côté les pourparlers à six et se concentre sur la manière dont l’Asie du Nord-Est pourrait tirer le meilleur parti de l’intensification des échanges avec les partenaires trilatéraux (Japon, Corée du Sud, États-Unis) et sur l’utilisation d’outils de prévention des conflits et de gestion des crises pour faire face aux défis émergents. Alors que les pays environnants, ainsi que la région Asie-Pacifique dans son ensemble, adoptent désormais la diplomatie préventive dans le cadre des conflits intra et interétatiques, l’effort principal a été déployé avant le sommet par l’intermédiaire du forum régional de l’ANASE. Le sommet ouvre de nouvelles perspectives pour une structure de sécurité multilatérale, et j’espère que la perspective d’une coopération multilatérale qui progresse pourra déboucher sur la formation d’un secrétariat permanent.

    Thomas Wuchte – Fondateur de Multilateral Collaboration and Cooperation Leadership (GCMCC), basé dans la région de Washington DC-Baltimore et à Bangkok.

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